mardi 29 mars 2011

Celui qui se lève tôt (le peuple de la nuit)

Le naufragé du RER A que j'étais hier au soir ou très tôt ce matin a croisé dans le train et le RER, le peuple de la nuit. Le peuple de ceux qui se lèvent tôt et de ceux qui se couchent tard.
J'aurais l'occasion pour le type "ethnic" de décrire le melting pot que sont aujourd'hui nos transports en commun. S'y mêlent toutes les couleurs de peaux des cinq continents, tous les costumes, toutes les langues. Au fil des années, ces langues se sont diversifiées. L'arabe depuis longtemps,  le créole depuis des décennies, l'espagnol, l'italien et le portugais, langues d'immigrés de plus en plus assimilés sont utilisées essentiellement parmi les touristes, les langues d'Asie ensuite, l'hindi de plus en plus et depuis cinq ou six ans les langues slaves débarquées chez nous avec le fameux" plombier polonais", se mélangent en un jaillissement incessant. Et puis, il y a aussi les langues africaines, celles que l'on entend à toutes les heures du jour et de la nuit mais surtout de la nuit. Ce sont les langues du peuple de la nuit.
Le naufragé du RER A emprunte les transports en commun le plus souvent entre 7h30 et 20h00, horaires de travail obligent. Si le naufragé observe bien de manière objective, c'est-à-dire s'il ne milite pas aux côtés d'Adolfo Ramirez, il pourra s'amuser pour passer le temps à faire le décompte des voyageurs par couleurs de peau.  La statistique amateur lui révèlera à peu près 15% de "noirs", les 85% restants étant composés de 10% de peaux basanés et de 75% de blancs avec un peu de "jaunes" pour égayer. S'il est de gauche, le naufragé regardera cette diversité avec indulgence voire indifférence, s'il est de droite, il se sentira  agressé dans sa "bulle" de blanc et s'évadera spirituellement avec des rêves de vacances en Suisse où tout est "propre". S'il s'agit en revanche d'Adolfo Ramirez, mieux vaut ne pas regarder derrières ses lunettes, elles aussi noires, comme elles, ses pensées doivent être également très sombres, traversées de visions sanglantes d'un beau rouge sang. Toutefois, Adolfo pourra survivre à son trajet, en s'asseyant à une autre place et en fronçant le nez de dégoût, il pourra tout de même supporter.
Le naufragé du RER A, blanc,  s'il doit par malchance, obligation ou occasionnellement, emprunter son transport entre 5h30 et 7h00 du matin ainsi qu'entre minuit et une heure du matin, aura une perspective statistique différente, que ne pourra jamais percevoir Adolfo. Ce dernier crache, en effet, sur les trente-cinq heures mais en profite un maximum et ne risque donc pas de traîner ses guêtres à ses heures indues. Cela lui évite sans doute l'horreur suprême de se retrouver soudain télétransporter dans un bus délabré de Soweto, plein de "nègres".
A ces heures-là, le naufragé du RER A ou du train SNCF, est cerné par le peuple de la nuit. Ce ne sont plus 15% des voyageurs qui sont "noirs" mais beaucoup plus de la moitié. Jeunes, vieux, hommes et femmes sont présents. Le naufragé "normal" (au sens humoristique coluchien) peut écouter les ronflements de travailleurs "noirs" qui finissent leur nuit, les conversations animées de groupes plus dispos discutant comme dans leur village natal, les braillements de gamins recroquevillés dans leur poussette, éveillés en sursaut et que des mères parfois en boubou consolent et bercent d'une voix douce et dans une langue chantante. Celles-là, le naufragé les contemple d'un air compatissant, elles traînent leurs enfants qu'elles laisseront en garde on ne sait trop où pour ensuite faire des ménages.
Bref, le naufragé prend conscience que ces "noirs" qui surgissent de la nuit et y disparaissent tour à tour comme des fantômes sont le peuple de la nuit, le peuple des esclaves, le peuple de ceux que l'on ne voit pas  et que l'on ne veut pas voir.
Ne croyez pas, cher lecteur, que je sois de ces naufragés à l'angélisme niais et tout pétris de bons sentiments qui généralement d'ailleurs ne mettent que très rarement voire jamais les pieds là où je les mets. Je suis comme beaucoup de mes compatriotes xénophobes mais pas racistes et je m'efforce surtout de toujours raison garder. Ce peuple de la nuit généralement assez silencieux par épuisement, parfois avec et parfois sans "papiers", fait partie des "classes laborieuses" comme vous et moi et je regrette qu'on les assimile aux "classes dangereuses" que constituent les "bandes" et les "gangs" désœuvrés qui blessent nos banlieues.
 Celui qui se lève tôt et qui se couche tard est bien mon "compagnon" de naufrage.

(Deezer : Miriam Makeba, Suliram)


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