Saint - Lazare. Pas de problème. Train affiché pour 18h27, départ à 18h29, arrivée à 19h00, 31 minutes de trajet.
Ce soir, j’ai donc pris le train à Saint-Lazare. Le trajet au contraire de celui du RER se déroule en totalité à l’air libre. Je le connais par cœur depuis tant d’années que je l’emprunte, cependant, je ne me suis jamais lassé de regarder par la fenêtre le paysage qui défile sous mes yeux.
La sortie de Paris entre les murailles grises, la première station "Pont - Cardinet ", la banlieue avec ses quelques immeubles en voie de disparition tout droit sortis d'un film de Marcel carné, le "jour se lève", les nouvelles constructions étincelantes de verre, les HLM et les pavillons de banlieue cossus ou non, les friches industrielles, la Seine, la plaine de Montesson au loin, tout cela je le redécouvre à chaque fois.
En hiver, lorsque la nuit tombe dès cinq heures du soir, la banlieue semble s'emmitoufler dans une robe de chambre et les lumières de la ville me donnent le sentiment rassurant d'une chaude et chaleureuse intimité retrouvée, celle de mon enfance.
Les lumières d'hiver sont jaunes, roses, dorées comme celles des lampes de jadis avec des abat-jour tamisant doucement l'éclairage de quelque nature qu'il soit. Elles viennent des réverbères, des feux des automobiles, des devantures des magasins et surtout, surtout, des façades des immeubles ou des maisons dont les pièces s'illuminent progressivement au fil des minutes et de la montée de la vie nocturne. Dès lors, j'ai le sentiment que ces lieux s'ouvrent à moi et m'offrent leur contenu, leurs histoires, leurs drames ou tout simplement la banalité des existences qui s'y déroulent mais avec ce sentiment vertigineux que cette banalité est tellement plus riche que la mienne !
Un sentiment vertigineux mêlé d'une infinité curiosité pour toutes ces âmes qui flottent derrière ces fenêtres comme des poissons dans un bocal, mais aussi de la délicieuse impression du spectateur, voyeur d'un instant mais comptable de rien, mais aussi de cette sensation déchirante que la vision fugitive captée au gré du passage du train traduit à la fois la fragilité de toutes ces vies et ma propre trajectoire, si courte et si fuyante qu'elle ne laissera en tout et pour tout que ces quelques traînées lumineuses d'objets photographiés à trop grande vitesse.
Je me suis donc assis à la fenêtre et j'ai ouvert mon livre "le monde d'hier" de Stefan Zweig. J'ai lu deux pages et puis j'ai arrêté. A Clichy-Levallois, quelqu'un s'est affalé sur la banquette, une femme, j'ai levé les yeux. Elle me faisait face assise sagement, les mains jointes sur ses genoux. Elle avait quelque chose de singulier et je n'arrivais pas à déterminer si c'était une enfant, une jeune fille ou une jeune femme, et cela lui conférait un parfum d'étrangeté. De petite taille, même pas un mètre soixante, son visage était d'une douceur et d'une délicatesse rares, encadrée par une chevelure blond foncé qui lui faisait comme un halo. La carnation de sa peau était très blanche mais elle présentait aussi un aspect bleuté assez bizarre, à y bien regarder c'était le réseau des ses veines affleurant qui lui conférait cette particularité. Je faisais attention de ne pas la scruter trop indiscrètement, je ne pouvais, toutefois, m'empêcher de la détailler de manière détournée, ses traits exerçaient sur moi une irrésistible fascination. Femme ou enfant, je n'aurais su dire d'autant que le plus remarquable dans tout cela, était son regard. Ses yeux étaient d'un bleu profond presque noir, son front légèrement bombé posé sur la vitre, elle semblait ne rien voir du paysage urbain qui défilait à un rythme lent et saccadé. "Perdu" pensais-je, c'était le terme approprié, son regard semblait perdu, elle paraissait ailleurs, indifférente à son environnement dans un rêve inaccessible à tout autre qu'elle-même. Elle releva la tête, ses yeux se fixèrent sur moi un bref instant comme ceux d'une aveugle, j'étais transparent pour elle. Cet instant suffit cependant pour m'intriguer encore plus, ses yeux reflétaient une étonnante innocence presque enfantine et puis inexplicablement c'étaient ceux d'une vieille femme à la sagesse fatiguée, d'une extrême lassitude. Ce passage furtif de l'un à l'autre état comme la lumière du soleil jouant à cache- cache avec des nuages poussés par le vent à toute allure, ajoutait à ce regard une impression de perversité sans que l'on puisse vraiment se l'expliquer.
Maisons-Laffitte est arrivé et je suis descendu, la mystérieuse apparition s'est éloignée dans le train redémarrant…Je ne saurai jamais ce que ce front bombé cachait comme rêves, comme pensées…Une personne parmi tant d'autres, une ombre, une solitude brièvement entrevues et dont je ne connaîtrais jamais la destinée…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire