lundi 21 février 2011

Derrière la glace du comptoir

Parfois, le naufragé a besoin d'un peu de réconfort et de se donner du courage avant d'affronter l'attente et la cohue des transports en commun. Dans l'errance qui le mène parfois d'une station à une autre dans l'espoir de trouver le meilleur moyen de rentrer chez lui ou tout simplement lorsque l'hiver le congèle sur pied ou que la canicule, au contraire, le liquéfie, le naufragé peut se réfugier dans une de ces oasis qui fleurissent les trottoirs parisiens, je parle du "café". Brasserie, bar-tabac, troquet ou quelque nom qu'on lui donne, ce lieu permet au naufragé de faire une halte salutaire. Avant de plonger dans la touffeur des souterrains, avant de faire les cent pas sur un quai balayé par un froid glacial, avant de rôtir dans une rame non climatisée, le naufragé pourra se réchauffer, se désaltérer, se réconforter à l'aide d'un cordial et contempler ses congénères sous un angle plus décontracté et sympathique que celui du troupeau qu'il va rejoindre d'ici peu.

Pour ma part, j'ai toujours apprécié ces lieux. Accoudé au zinc, j'y trouve un incomparable observatoire de l'homo sapiens dans tout ce qu'il peut avoir de repoussant, mais aussi de fascinant, de surprenant et de réjouissant. Révélateur souvent d'une bêtise confondante mais parfois aussi d'un  bon sens désarmant et d'une générosité remarquable, le café est un grand théâtre de la comédie humaine. Vous y côtoyez, le drame, le désespoir et le chagrin de la solitude mais aussi la joie, les rires et la camaraderie d'un endroit supposé favoriser la convivialité. Bref, le café est un univers parallèle à celui des transports en commun mais complémentaire.

J'aime particulièrement ces brasseries où derrière le comptoir se dressent de grandes glaces. Pour peu que d'autres glaces recouvrent les autres murs, tout se démultiplie dans une mise en abyme de cette population d'employés, de cadres, d'ouvriers, de précieuses, d'ivrognes, de jeunes et de vieux, toutes couleurs de peau confondues, oublieux pour un instant de leurs spécificités et de leurs particularismes.

C'est aussi pour moi, un lieu de méditation, parfois de délectation morose ou de supputations gratifiantes. J'ai alors toujours en tête cette magnifique chanson de Léo Ferré, "Richard", qui a bercé ma vie d'étudiant lorsqu'avec les copains nous buvions, nous aussi, la bière allemande :

" Les gens, il conviendrait de ne les connaître que disponibles
A certaines heures pâles de la nuit
Près d'une machine à sous, avec des problèmes d'hommes simplement
Des problèmes de mélancolie
Alors, on boit un verre, en regardant loin derrière la glace du comptoir
Et l'on se dit qu'il est bien tard...

Richard, ça va ?

Nous avons eu nos nuits comme ça moi et moi
Accoudés à ce bar devant la bière allemande
Quand je nous y revois des fois je me demande
Si les copains de ces temps-là vivaient parfois

Richard, ça va ?

Si les copains cassaient leur âme à tant presser
Le citron de la nuit dans les brumes pernod
Si les filles prenaient le temps de dire un mot
A cette nuit qui les tenait qui les berçait

Richard, ça va ?

A cette nuit comme une sœur de charité
Longue robe traînant sur leurs pas de bravade
Caressant de l'ourlet les pâles camarades
Qui venaient pour causer de rien ou d'amitié
Nous avons eu nos nuits...

Richard eh ! Richard !

Les gens, il conviendrait de ne les connaître que disponibles
A certaines heures pâles de la nuit
Près d'une machine à sous avec des problèmes d'hommes, simplement
Des problèmes de mélancolie
Alors on boit un verre en regardant loin derrière la glace du comptoir
Et l'on se dit qu'il est bien tard...

Richard ! encore un p'tit pour la route ?
Richard ! encore un p'tit pour la route ?
Eh ! m'sieur Richard encore un p'tit pour la route ?
Allons ! Richard... Richard... encore un p'tit !"


Le naufragé, Richard ou un autre peu importe, repose son verre, le dernier c'est juré. Le RER l'attend et il se dit "qu'il est bien tard…"

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