mercredi 23 février 2011

"On ne connaît que les choses que l'on apprivoise, dit le renard. Les hommes n'ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n'existe point de marchands d'amis, les hommes n'ont plus d'amis." (Le petit prince – Antoine de Saint-Exupéry).

J'ai gardé précieusement de mon enfance, un disque vinyle (25cm) du Petit Prince raconté par Gérard Philippe. J'ai toujours été fasciné par cette rencontre du Petit Prince et du renard. Celui-ci est incarné par un Jacques Grello dont l'intonation froide, distanciée et ironique rend inoubliable cette tentative réussie mais à la lucidité un peu triste de la coexistence improbable de deux univers parallèles.

Pourquoi cette référence littéraire ? C'est que je vis en ce moment une expérience similaire ou du moins qui m'amène à m'interroger, sans bien savoir, d'ailleurs, si cette histoire comporte un petit prince et un renard et si oui, sans pouvoir déterminer lequel des deux, je pourrais être. C'est clair…?

Je crois qu'elle est apparue en septembre ou octobre de l'an dernier, cette femme. Depuis cette rentrée 2010, je dois confesser mes infidélités de plus en plus nombreuses au RER A et une aventure de plus en plus poussée avec la SNCF via la gare saint-Lazare.
C'est là que je l'ai remarquée installée tout en bas des marches d'un escalier métallique provisoire, la gare étant en travaux, desservant un guichet de vente de billets, installé de façon tout aussi temporaire (plusieurs années quand même !).

La première fois que je l'ai repérée, c'était un matin et comme cet automne fut particulièrement froid, je me suis dit "quelle drôle d'idée de s'asseoir là en plein courant d'air glacial". Elle lisait un roman format "livre de poche"  et tenait négligemment entre ses doigts de la main droite, une cigarette blonde. Si je suis assez observateur, j'ai souvent du mal à mettre un âge sur le visage des gens surtout lorsqu'il s'agit de femmes. Je lui donnais après un rapide coup d'œil dans les quarante-cinq ans. Je suis passé en allumant ma propre clope, me dépêchant pour "attraper" le bus 27. Je n'ai pas fait vraiment attention à elle si ce n'est pour rouspéter intérieurement sur ces "sans-gêne" qui colonisent et bloquent les escaliers publics. Ils les prennent de plus en plus pour une salle d'attente ou le dernier salon où l'on cause, au grand péril de la stabilité du voyageur pressé.

Quelques jours après, je suis repassé, toujours le matin et elle était encore assise là. Une jeune femme discutait avec elle, la surplombant. Je me suis retourné et j'ai compris que je n'étais pas en face d'un usager des transports en commun en instance d'autre chose mais bien d'une épave encore toute neuve. Elle avait posé sur ses jambes, une couverture, à côté d'elle un sac de couchage était roulé et à portée de main, un grand cabas devait être rempli, je suppose, de ses effets personnels. Une épave donc comme tant d'autres mais récente. Cette femme était bien habillée, ses cheveux couleur châtain étaient propres. Elle semblait encore désorientée par cette nouvelle "vie", ne pas avoir compris ce qu'elle lui réservait, ses yeux intelligents parcouraient la foule des passants avec intérêt comme si elle allait bientôt les rejoindre. Pas de petite affiche pour s'attirer la commisération d'autrui, pas de gobelet pour recueillir l'aumône parcimonieuse des piétons blasés, bref, c'était apparemment une novice de la galère.
Les jours passèrent, toujours très froids, au gré de mes escales "saint-lazariennes", je la voyais avec cette attitude posée et réfléchie qui m'avait d'emblée frappé. Souvent, des hommes et des femmes s'arrêtaient pour lui parler et j'avais l'étrange impression que c'était elle qui leur rendait service en les écoutant, un peu étonnée de l'intérêt qu'on lui portait.
Quelle était son histoire ? Une femme battue ou abandonnée en fuite, un cadre licencié au chômage ? Une employée au salaire  tellement étriqué qu'il ne lui permettait plus de payer son loyer ? J'étais intrigué également par le fait qu'elle était là le matin mais jamais le soir. Où passait-elle ses soirées et ses nuits ? Son attitude en éveil, son maintien distingué et un état général qui ne semblait pas trop se délabrer, il est vrai qu'à peine un mois s'était écoulé, faisaient naître chez moi le soupçon. N'étais-je pas en présence d'un de ces journalistes telles une Florence Aubenas, s'immergeant dans la précarité et la pauvreté pour trouver matière à la rédaction d'un livre, elle n'aurait pas été la première à se plonger dans le monde des SDF avec cet objectif ?

Je suis plutôt du genre solitaire, je n'aime pas que l'on m'importune. Une certaine réserve voire une certaine pudeur guide mes relations humaines. Ces voyageurs qui s'arrêtaient pour lui parler me mettaient mal à l'aise. Ils me procuraient la même impression que ces badauds à la curiosité malsaine qui s'agglutinent autour des accidentés de la route, se donnant la bonne conscience du samaritain à la petite semaine mais satisfaisant consciemment ou non leur appétit de sang, de douleur et de souffrance. Cependant, à force de repousser toute tentation de voyeurisme ne risque-t-on pas de sombrer dans la froide indifférence ?

En décembre, vers Noël,  mais sans doute avant car mes passages à Saint-Lazare ne sont pas réguliers, l'affiche et le gobelet ont fait leur apparition. Dès lors, j'y jetais de temps à autre mon obole. L'occasion de recevoir des remerciements mais aussi la crainte sans doute stupide de lire dans son regard l'humiliation du mendiant, de l'épave au bord de prendre la tasse, ce n'était pas le cas. Ses yeux toujours intelligents n'exprimaient que de la lassitude et une reconnaissance non feinte et peut-être aussi, était-ce une illusion, un appel à l'échange.

C'est là que j'ai commencé à ressentir la problématique du Petit Prince et de son renard. J'aurais aimé lui parler, l'écouter, en y consacrant un peu de mon temps. Cette femme m'intriguait, son caractère en quelque sorte attachant m'incitait à l'interroger et à tenter de comprendre les tenants et aboutissants de sa situation quel qu'elle soit. Pour la première fois de ma vie, j'éprouvais le besoin de m'affranchir de ma pudeur au risque de heurter la sienne et de "savoir" la misère. Pour la première fois, parmi ces ombres flottantes, je souhaitais  en agripper une et la questionner et pourquoi pas l'aider. Suis-je le Petit Prince sans expérience dans la création de liens, suis-je le renard qu'il faut apprivoiser, qui sait comment l'on apprivoise et qui sait aussi la fragilité d'un tel apprentissage ? Cette femme le souhaite-telle et est-ce elle qu'il faut que j'apprivoise ?

Février arrive à son terme. Il y a quelques jours j'ai commencé mon approche. Si sa situation est fictive, cette femme joue bien sa partie. Son dos s'est voûté, ses épaules se sont affaissées, ses cheveux ternis sont maintenant sales, raidis par la crasse et son visage prend cet aspect de pomme talée bien reconnaissable chez les épaves soumises aux intempéries. Sa peau s'est crevassée, son teint a rougi et autour de ses yeux des rides apparaissent comme des blessures. Si je peux donner cette description, c'est qu'avant-hier, je lui ai remis un ticket restaurant. Ce fut l'occasion d'un échange de courtoisie plus approfondi. Dans son regard, je n'ai pas encore discerné la noyade imminente, mais en plus de la lassitude j'y perçois désormais une résignation naissante de mauvaise augure, bientôt on y lira l'humiliation.

Ce matin, j'étais pressé, je suis passé en coup de vent sans la regarder. Je lui ai, au propre comme au figuré, tourné le dos. Créer des liens, c'est chose délicate, Petit Prince ou renard, je crois qu'il faut que je m'apprivoise moi-même si je veux retirer ce poids de ma poitrine. C'est peut-être un effet des années qui passent mais en quelque sorte je me sens redevable ou responsable de quelque chose que je ne puis définir et qui me pèse. Cela me fait aussi un peu peur car comme dit le renard au Petit Prince : "Et je n'ai pas besoin de toi. Et tu n'a pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu'un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m'apprivoises, nous aurons besoin l'un de l'autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde..."

Lors de mon prochain passage à la gare Saint-Lazare et si la femme se tient toujours au même endroit, je verrais. Peut-être, peut-être…"Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t'assoiras d'abord un peu loin de moi, comme ça, dans l'herbe. Je te regarderai du coin de l'œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t'asseoir un peu plus près..".

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