vendredi 4 mars 2011

Un autre monde

Le naufragé du RER A de ma génération a vu fleurir le "baladeur" dans les transports en commun  avec un peu d'étonnement. Aux origines, le porteur de "baladeur" était un jeune. Souvent regardé de travers par les autres passagers plus âgés de la rame, il était considéré comme  un individu bizarre au comportement déviant. Il est vrai que certains de ces porteurs causaient une gêne importante lorsque des casques ou écouteurs "ouverts" laissaient filtrer une musique de "jeune" à un niveau trop élevé et perturbant pour ceux qui les côtoyaient. Cette gêne demeure toujours mais d'autres pratiques sont intervenues depuis, encore plus pénibles qui en quelque sorte ont banalisé cette écoute intempestive et l'ont rendue parfois même presque indispensable pour certains.
Ces "baladeurs" entraînaient donc initialement une réprobation assez courante. Le "jeune" semblait se murer dans un univers marginal et la marginalité dérange. Qui plus est  les adeptes de cette écoute passaient non seulement pour des autistes en puissance, mais à l'époque les dangers d' un usage excessif du baladeur à trop fort volume, toujours réels, faisaient l'objet de messages de prévention martelés. Cet usage était dénoncé comme risquant de rendre sourde toute une génération si bien que dans l'inconscient collectif l'abus de baladeur devait être assimilé à celui de l'onanisme !
Les temps ont pourtant bien changés. L'avènement du téléphone portable et son utilisation exponentielle qui fera l'objet de la description d'un autre type de naufragé, a relégué les désagréments du baladeur au rang des vielles lunes. De plus, plusieurs facteurs ont contribué à cette normalisation du baladeur : une technicité toujours plus performante avec des choix plus diversifiés et l'intégration de l'écoute radio, une possibilité d'un usage plus discret, l'aspect ludique et relaxant durant des trajets de plus en plus longs et stressants et enfin, non négligeable, la naissance d'un sentiment de sécurité et de protection contre des éléments extérieurs agressifs détournés, le baladeur constituant une espèce de "bulle" les décourageant.
Essentiellement, le naufragé du RER A, toutes générations confondues, utilisent aujourd'hui  le baladeur pour s'isoler des autres agressions auditives. Bien sûr, cette utilisation répandue de façon extraordinaire, renforce cette impression que l'usager des transports en commun se retranche dorénavant systématiquement de la "société" accentuant toujours un peu plus son côté individualiste et égoïste, cet aspect de repli sur soi qui quelque part nous mine.
Je suis, naufragé du RER A, devenu un sectateur "Ipodiste" comme celui qui figure en illustration et  comme beaucoup d'autres.  Comme beaucoup d'autres, en effet, j'ai besoin de survivre en occultant les bruits mécaniques, les bavardages intempestifs et parfois tonitruants de voyageurs indélicats, les conversations téléphoniques insipides et interminables, les musiques insupportables émanant d'autres baladeurs et qui heurtent mes goûts, le son de l'accordéon du tzigane de service mendiant sa pitance (je hais l'accordéon !).
Pourtant, la raison fondamentale de cet usage du baladeur, c'est l'absolue nécessité pour le naufragé du RER A d'oublier le monde de la rame, pour un petit bout de temps, de vivre dans un "autre monde". Un autre monde qui ne vous soit pas imposé, un monde choisi par vous et qui corresponde à vos rêves, vos fantasmes, vos envies.
L'observateur désincarné peut donc nous contempler, nous les pauvres naufragés, le visage souriant aux plaisanteries d'un humoriste  de la radio, les yeux clos, les traits béats et sereins de qui déguste une partita de Bach, le corps tout entier marquant la mesure de la musique d'un "rapeur" et même la petite vieille qui murmure un refrain de Luis Mariano.
Nous entrons dans un autre monde au risque de rater l'annonce du conducteur, risque mesuré et assumé.
Un autre monde...Le naufragé s'échappe de son cauchemar quotidien pour quelques minutes. L'évasion, sachant qu'il ne s'agit que d'une brève permission de sortie. Tôt ou tard, le RER A rattrape l'évadé, n'empêche la liberté même surveillée est préférable car comme disait Jean-Sol Partre (clin d'oeil aux connaisseurs de Boris Vian), "l'enfer c'est les autres" !






3 commentaires:

  1. Je rebondis bien volontiers sur ce thème des agressions auditives, étant moi-même une récente victime ! Il y a des gens dont le bruit de la craie sur le tableau semble insupportable... pour moi c'est celui de la lime à ongle en pleine action. Non seulement je trouve cela déplacé de le faire dans le rer, mais aussi incroyablement perturbant comme bruit. Alors oui mon ipod a sauvé mon voyage et Vivaldi mes oreilles !

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  2. Chère contributrice,

    Merci pour votre fidélité. Il faudra que j'imagine un dispositif de remerciements (le seul qui me vienne à l'esprit, serait que vous acceptiez que je publie un article rédigé par vous en bonne et due place dans mon blog).
    Je pense que nous n'en avons pas fini avec cette collaboration à distance.
    Bien à vous, La Pérouse.

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  3. J'ai un sujet tout trouvé : le touriste américain retraité et décalé ou comment croiser Yéta-Deschiens dans le rer a?

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