vendredi 25 mars 2011

Vendredi 25 mars 2011 - Souvenirs d'un naufragé de jadis


Pendant sept ans, collégien puis lycéen, j'ai pris le train, à une époque où le RER n'existait pas, pour rejoindre Paris depuis ma banlieue reculée de Maisons-Laffitte. C'est surtout la période 1963-1967 que les "demeures des dieux" ont marqué pour moi, celle de la fin d'une enfance dont je crois qu'elle fut encore au tout début accompagnée par les locomotives à vapeur, mais peut-être fais-je une confusion.

A cette époque les lignes desservant Maisons-Laffitte étaient très réduites, pour tout dire une seule ? Le premier tronçon  assurait la desserte jusqu'à la Garenne-Colombes puis la voie se dédoublait. Mon train continuait directement vers le terminus de la gare Saint-Lazare, tandis qu'une autre voie desservait des gares aux noms mystérieux que je ne fréquenterai que beaucoup plus tard quant l'accroissement du trafic aurait pris une telle ampleur que les voies allaient se multiplier et se croiser.
L'arrêt à la gare de la Garenne-Colombes constituait une véritable rupture dans ce parcours ferroviaire. Jusqu'à cette station, le trajet nous faisait traverser ce qui pouvait encore ressembler à la campagne : Sartrouville et Houilles n'étaient pas encore devenues le dépotoir à immigrés puis à cadres "moyens" qu'elles sont devenues depuis, les "grands ensembles" n'étaient pas visibles s'ils existaient et l'urbanisme quelque peu mité des modestes concentrations pavillonnaires d'avant-guerre ne débordait pas sur des zones toujours très vertes, la Défense, enfin, n'était encore qu'un monument oublié !
A la Garenne-Colombes nous rentrions dans un autre univers où la verdure laissait la place, du moins en bordure de voie, aux décors des films des années trente, "le jour se lève" ou "Hôtel du Nord".
La bretelle de dérivation que je n'emprunterai donc que bien plus tard passait par "les vallées" et "Bécon les Bruyères". Ah ! Que j'ai pu fantasmer sur ces deux noms dans ma cervelle d'enfant ! Je me disais : il n'y a plus ni garenne, ni lapins, ni colombes à la Garenne-Colombes mais par là-bas, juste à l'orée de la capitale, il y a encore miraculeusement conservées des vallées et des landes où les bruyères petites ou grandes parsèment la terre féconde de pourpre et de mauve, de blanc et de rose. Sans doute le promeneur emmène-t-il à la semelle de ses chaussures un peu de toutes ces couleurs pour teinter le gris des pavés parisiens ! Lorsque j'y repense, cela devait aussi conforter un merveilleux rêve récurrent de mon enfance que j'ai encore fait de temps à autre mais à intervalles de plus en plus espacés dans mon âge adulte : celui de paysages sauvages improbables proches de Paris, séparés de lui par un quartier périphérique très ancien à l'aspect médiéval où je me perdais délicieusement dans un dédale de ruelles, de passages tortueux et de palais parsemés de "folies" toutes plus baroques les unes que les autres.
Lorsque mon train redémarrait, je regardais intensément cette voie mystérieuse disparaître progressivement de ma vue. Je ressentais alors un curieux mélange de regret pour cette contrée dont la découverte m'était interdite mais aussi une sorte de soulagement. L'aventure serait pour un autre jour, j'avais tout mon temps, et la voie directe et rectiligne vers Saint-Lazare avait quelque chose de rassurant dans sa routine quotidienne.
Ce regret était malgré tout largement compensé par la certitude de cette césure que mon parcours allait m'aménager juste après la Garenne-Colombes sur deux cent mètres peut-être, parce que sur cette courte distance, concentrées, s'érigeaient les "demeures des dieux" ! Tout de suite après reprendrait les décors à la "Trauner", les réclames d'avant-guerre aux couleurs encore vivaces pour "bébé Cadum", "Dubonnet" et "Ripolin", la magnifique usine de conserves "Olida", tellement belle, qu'elle surnage, réhabilitée,  seul vestige de cette époque dans l'immonde destruction des années 70 et 80 orchestrée par les maires successifs de Clichy et de Levallois-Perret.

Sur cette petite portion de banlieue, une dizaine de pavillons peut-être un petit peu moins, bordait la voie du chemin de fer. Ils étaient situés en haut du remblai et surplombaient les rails à cinq ou six mètres de hauteur, séparés par une grille métallique et par une rue ombragée par des marronniers à l'âge respectable.
La majorité de ces pavillons étaient typiques de la banlieue parisienne de la fin du XIXème siècle ou du tout début du suivant, aux façades de pierre meulière, leurs proportions, modestes réflexion faite après coup, me paraissaient à l'époque importantes et les jardinets somme toute de taille réduite me donnaient l'impression de parcs privés étendus et luxuriants. Trois de ces pavillons se distinguaient parmi eux par leur style différent, soit qu'ils fussent plus anciens que les autres soit que leurs constructeurs eussent plus d'imagination ou du moins plus de fantaisie. Ces trois-là avaient quelque chose de féerique et semblaient plutôt relever de l'imaginaire d'un Louis II de Bavière que de celle de ces petits bourgeois pour lesquels la "meulière" était un passage obligé.
Ces trois pavillons que je qualifierai de "médiévaux" m'ont toujours laissé une merveilleuse impression. Il en existe un de ce type à Maisons-Laffitte et je retrouve cette architecture dans un cadeau de Noël fait à ma fille : une maison en pièces détachés à reconstituer tel un puzzle, avec cheminées, fenêtre à meneaux, faux créneaux et toits à pentes et contre-pentes aux allures tarabiscotées.
Quoiqu'il en soit, châteaux en miniature ou bourgeoises maisons que n'aurait pas reniées le père d'Adrienne Mesurat, pour moi dans mon âme de gamin de douze ans, elles ne pouvaient qu'abriter des dieux. Oh, sans doute pas ceux de l'Olympe mais de paisibles dieux banlieusards aux habitudes casanières dont les faits d'armes se déroulaient sans doute plutôt au coin de leurs confortables cheminées que sur des champs de batailles homériques.
Par référence à un personnage de roman ("week-end à Zuydcoote" de Robert Merle), je n'étais certes pas un "p'tit gars de Bezons" mais le fils d'un médecin dont la demeure de l'époque n'avait vraiment rien à envier à ces dernières et pourtant…
Est-ce un trait de mon caractère que j'ai toujours préféré les maisons autres que la mienne ou du moins je leur trouvais peut-être ce qui me manquait, l'image, la représentation de la paix, de la sérénité, d'un confort modeste, tranquille et harmonieux. Je ne sais pas pour quelles raisons mais le grand salon de mon habitation comportait, par exemple, une cheminée que je n'ai jamais vu fonctionner ! Dans cette dizaine de pavillons, c'était donc des dieux très "domestiques" que j'imaginais déambuler dans une sorte de paradis rose et doré. C'était à l'automne et en hiver, mes saisons chéries, lorsque la nuit tombe très tôt et que derrière les lourds rideaux de velours qui protégeaient les fenêtres de ces demeures bénies, s'allumaient les douces lumières telles des phares rassurants, que ma fascination pour elles se faisaient la plus aiguë, confinant pour ainsi dire à la douleur de les perdre de vue presqu'aussitôt.
Le train passait à toute vitesse et je pouvais accéder à ce paradis quelques secondes, quelques instants d'enchantement presque d'ivresse et puis la nuit me reprenait ce paradis. Ce paradis perdu puis retrouvé chaque jour ou sa vision pour mieux dire, j'ai le sentiment de l'avoir goûté durant une éternité mais en fait je n'ai sans doute vécu ce sentiment dans toute sa plénitude qu'une ou deux années tout au mieux. Ensuite, les affres de l'adolescence ont dépeuplé ces demeures des dieux que j'y avais installés. Ensuite, c'est la nostalgie de ne plus pouvoir y croire un peu qui m'a animée et qui m'anime encore, car même réduites à ce qu'elles sont réellement, ces demeures existent toujours et chaque fois que je longe cette rue, c'est ma mémoire d'enfant que j'ouvre comme un livre de conte de fées.

C'est une de ses plus belles pages que je feuillette alors. Je me revois sur la banquette de bois, le nez collé à a la vitre, les yeux écarquillés de peur de manquer le salut timide et fraternel d'un de ces dieux qui m'auraient reconnu, m'invitant à le rejoindre. Le salut n'a jamais eu lieu mais c'était l'assurance que je le recevrais un jour qui meublait mes mornes trajets, l'espoir et la foi de l'enfance faisaient le reste.

Cet espoir et cette foi ont disparu, j'ai toujours voulu ensuite créer pour mes enfants de tels moments, je ne sais pas si j'y suis parvenu. En fait, je sais que ces tentatives étaient vaines, car chacun sous une forme ou une autre est l'artisan de ses rêves. Chacun de nous a en lui ses "demeures des dieux".

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